Roger de Blosseville et la reine Mathilde en 1075

Les archives départementales de Seine-Maritime possèdent le parchemin original d’une charte1Regesta Reglum Anglo-Normannorum : the acta of William I (1066-1087). David Bates éditeur. Clarendon Press. Oxford. 1988, 1153 p. ADSM. 942.021 BAT. restituant la terre de Gisors à la cathédrale de Rouen. Les deux « acteurs » de cette cérémonie dans la cathédrale sont Simon, fils de feu Raoul IV (1020-1074), comte d’Amiens, Valois et du Vexin et l’Archevêque Jean II d’Ivry2Pour les anglais, il est connu comme John of Avranches car il fut évêque d’Avranches (1060-1067) avant de devenir archevêque de Rouen (1067-1079). La reine Mathilde (1031-1083) épouse de Guillaume le Conquérant (1027-1087) et Roger de Beaumont (1015-1094) sont les deux premiers cités. Trois personnes les accompagnent : Hugues l’Echanson, Guy d’Oilly, Roger de Blosseville. Ensuite, sont nommés ceux qui accompagnent l’archevêque et Simon.

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Restitution de Gisors à la Cathédrale de Rouen par le Comte Simon, fils de Raoul IV Comte d’Amiens, du Valois et du Vexin.
Extrait avec soulignement de « Mathilde reine nobilissime et glorieusissime » et 2 lignes plus bas « Rogerio de Blosseville« . ADSM, G.8739 .

Extrait de l’acte ADSM : G 8739. La croix du haut est celle de Robert de Courteheuse.
Au dessous, Roger de Beaumont (Belmontis est abrégé : bel).

Robert de Courteheuse (1052-1134), fils ainé de Guillaume, n’est pas cité dans l’acte mais sa signature est la première au bas du texte. Robert eut un rôle prépondérant en Normandie à cette période, notamment lors des absences de Guillaume. La signature de Roger de Beaumont est la suivante.

Quant au comte Simon (1048-1083), il a signé (croix rouge pâle) au sein du texte (ligne 7, cf charte in extenso, supra).

Les indications à la fin du texte valident la période de la fin d’année 1075. Guillaume est Duc de Normandie depuis 40 ans et dans la onzième année à la tête du royaume d’Angleterre. Alors qu’il avait passé la majorité de l’année 1075 en Normandie3David Bates. Guillaume le Conquérant. Grandes biographies. Flammarion, Paris 2022, 857 p., Guillaume était absent à cette cérémonie. A l’automne, il avait dû retourner en Angleterre : la révolte des trois comtes venait juste d’être réprimée mais une invasion danoise était imminente.

Traduction de la charte par JF Pommeraye en 16864L’orthographe des mots, noms propres et lieux a été, autant que possible, reconstituée, les majuscules ont été maintenues. Jean-François Pommeraye : Histoire de l’église cathédrale de Rouen, métropolitaine et primatiale de Normandie. Par les imprimeurs ordinaires de l’archevêque. 1686, 693p. cf p 569-70. JF Pommeraye (1617-1687) était un bénédictin de la congrégation de St-Maur, auteur de plusieurs livres consacrés à l’histoire religieuse rouennaise.

Extrait de la traduction par JF Pommeraye :
Histoire de l’église cathédrale de Rouen, métropolitaine et primatiale de Normandie, 1866, p 569/693.

Jean-François Pommeraye introduit sa traduction en évoquant l’action du père de Simon « L’archevêque Jean II travailla avec beaucoup de vigueur à retirer la terre de Gisors des mains d’un Simon fils de Raoul de Bodris et ce prélat lui donna l’absolution des censures qu’il avait encourues pour cette usurpation et injuste rétention des biens de l’église. En voici l’acte »

« Sachent les fidèles catholiques que moi Simon fils de Raoul Comte, me repentant véritablement de ce que j’ai retenu la terre de Gisors que mon père avait obtenu à titre précaire de l’Archevêque Maurille, à la charge qu’elle serait rendue à l’ Eglise après sa mort et ayant enfreint cette clause, je rends présentement et restitue la dite Terre à l’Eglise de la sainte Mère de Dieu et déclare qu’elle est libre et quitte de toute clameur. J’atteste le présent acte de restitution et liberté de ce signe de Croix +, laquelle a été faite par moi Simon entre les mains de Jean Archevêque présence de Matilde très noble et très glorieuse Reine, de Roger de Beaumont, et de plusieurs autres Gentils-hommes, savoir de Hugues Echanson, Guy d’Oilly, et Roger de Blosseville. Et de la part de l’Archevêque, Benoist Archidiacre, Arnoul Pinel, Hubert de Touques. De la part de Simon Comte, Hélie de Gerbroy, Hugues de Havrercy, Pierre de Beauvais. Il fit ensuite l’acte de restitution avec cette cérémonie ou marque extérieure, savoir en mettant un couteau sur l’Autel, en présence des personnes ci-devant nommés et aussi de tous les Chanoines, un desquels fut Robert Doyen, un autre Gotter Archidiacre Goislein Archidiacre et Hugues de Sildevile, Gilbert et plusieurs autres domestiques de l’Archevêque, lequel donna au susdit Simon Comte pour cette reddition ou restitution trois cent livres de monnaie de Rouen. Ce qui fut fait et passé l’an de l’Incarnation 1075, indiction 13. Séant pour lors en l’Eglise Romaine Grégoire VII, l’Empereur Henry gouvernant l’Empire et Philippe le royaume de France, l’an du Duché de Guillaume 40 et de son Royaume le XI, à compter depuis la mort du Roy S. Edouard. »

Raoul IV, (vers 1020-1074) comte d’Amiens du Valois et du Vexin, le père de Simon, évoqué au début de cette charte, avait acquis un grand nombre de seigneuries. Dans les années 1050, il fut au nombre des ennemis de Guillaume et l’avait combattu à Mortemer (1054). Son troisième mariage vers 1061 avec Anne de Kiev, veuve du roi de France Henri 1er, entraîna à la fois son éloignement de la cour et son excommunication, mais favorisa le rapprochement avec le duc Guillaume.

A la mort de son cousin Gautier, Raoul avait repris Amiens et le Vexin : son territoire s’étendait alors presque des côtes de la Manche jusqu’au Nord et à l’Est de Paris. Comme preuve de leur intérêt commun, Guillaume le dota de Gisors qui était propriété des archevêques de Rouen. Le préambule de 1075, ci-dessus, évoque explicitement que cette cession par Guillaume était en viager et devait s’interrompre au décès de Raoul.

Simon, fils de Raoul naquit vers 1048 ; sa mère était Adèle de Bar sur Aube, fille de Nocher III. Adolescent, il fut éduqué à la cour de Guillaume et devint le protégé du couple Guillaume-Mathilde. Dès le décès de Raoul le 22 février 10745Pierre Bauduin. La première Normandie (IX-XI ème siècle). P.U. de Caen. 2006 (2eme ed). p 258-260/483., Simon dut batailler pour résister aux attaques menées par le roi de France, Philippe 1er à la frontière Est de la Normandie. 

Selon David Bates, la somme reçue à l’occasion de la cérémonie décrite (cf, texte ci-dessus) aurait pu servir à financer la visite que Simon rendit au pape Grégoire VII à Rome l’année suivante. Au retour de cette visite, Simon fit la paix avec Philippe 1er contre lequel il avait combattu pendant trois années.

Simon avait déjà dissuadé Judith, fille de Robert II d’Auvergne, de l’épouser. Simon émit ensuite des réserves quand Guillaume lui proposa une de ses filles comme épouse…Alors qu’il était censé demander l’avis du pape, Simon se fit moine à Saint Oyend (futur Saint-Claude, dans le Jura) au printemps 10776Deux sources quasi contemporaines, De Vita Sua (autobiographie) de Guibert de Nogent (1053-1125) et la « Vita Beati Simonis comitis crespeiensis » d’un moine anonyme proposent deux versions opposées de la conversion de Simon. Pour le premier, elle fut soudaine et réactionnelle au transfert de la dépouille de son père à l’abbaye de St Arnoul à Crépy en Valois. Pour le second, ce choix fut la conclusion d’une lente maturation.. Cette décision eut un grand retentissement parmi ses contemporains. Elle eut aussi pour conséquence la division de son territoire : le Vexin, situé entre les territoires de Guillaume et ceux du roi de France revint à ce dernier.

Les dernières années de Simon témoignent de la complexité d’un personnage qui a pu fasciner plusieurs de ceux qui le croisaient7H. E. John Cowdrey. Count Simon of Crepy’s monastic conversion in Papauté, Monachisme et Théories Politiques. Tome 1. Le pouvoir et l’institution écclésiase. Presses Universitaires de Lyon, n1994. pp 235-266. . D’un côté, il chercha une plus grande austérité : il quitta le monastère pour vivre en ermite dans les bois avec quelques compagnons. De l’autre, Simon eut un rôle de pacificateur auprès des plus hautes autorités. Emissaire du pape Grégoire VII, il contribua à la réconciliation entre le roi de France Philippe 1 er et l’abbaye de Cluny en 1079 et au rapprochement entre Guillaume et son fils Robert Courteheuse en 1079-1080. En 1080, Simon retourna à Rome pour négocier la paix entre le Pape et Robert Guiscard (1015-1085), duc d’Apulie (Pouilles). C’est à Rome, un 30 septembre 1082 ou 1083 qu’il mourut en l’église St Pierre. La reine Mathilde finança sa tombe.

Guillaume le bâtard et Roger de Beaumont se sont rencontrés dès leur plus jeune âge. Ainsi quand son père partit en pèlerinage à Jérusalem en 1035, Guillaume fut envoyé à l’abbaye Saint-Pierre des Préaux récemment fondée par Onfroi des Vielles, le père de Roger. Le nom de Roger de Beaumont apparaît dans les chartes dès 1046, on le retrouve aux côtés de Guillaume dès 10488David Bates. Guillaume le Conquérant. Grandes biographies. Flammarion, Paris 2022, 857 p..

En 1054, après la bataille de Mortemer (pays de Bray), Roger de Beaumont fut de ceux qui reçurent les terres du vaincu, Guillaume d’Arques désormais déchu…

Avec Roger de Montgommery, ils furent les plus proches du Duc de Normandie : ils assistèrent Mathilde pour le gouvernement de la Normandie pendant l’invasion. Roger de Beaumont semble ne pas avoir acquis personnellement beaucoup de terre en Angleterre. En revanche, ses deux fils Henri et Robert furent dotés chacun d’un comté, respectivement de Warwick et de Leceister.

En 1080, à Pâques sur l’île d’Oissel, Roger de Beaumont et ses deux fils furent de ceux qui amenèrent à la réconciliation entre Guillaume et son fils Robert de Courteheuse.

Roger de Beaumont termina sa vie en se retirant du monde dans le monastère de Préaux (près de Pont-Audemer) : il décéda le 29 novembre 1094 : « Roger de Beaumont, seigneur sage et modeste qui s’était montré toujours fidèle aux ducs de Normandie, ses seigneurs, courba la tête aussi sous le joug monacal dans le couvent de Préaux, après avoir terminé sa carrière miliaire »… « devenu vieux, y reposa aussi, ayant fait une bonne fin, quelques années après sa conversion »9Orderic Vital (1075-1142). Histoire de la Normandie, Tome III, Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, par M. Guizot, Paris 1826, p 373-374. 10Emile Réaux. L’histoire du comté de Meulan. Imprimerie Masson, 1873, p 133..

Cette charte atteste que Roger de Blosseville était un noble proche de la reine Mathilde en 1075. Nous devons fouiller des archives de Normandie ou d’Angleterre, pour comprendre sa présence ce jour-là et la nature de ses liens avec les autres personnes nommées dans cette charte. Il faut trouver des actes supplémentaires permettant de faire les liens généalogiques valides avec des lignées identifiées au XI et XII ème siècles.

Attention aux homonymes…

Roger de Blosseville donateur au monastère de Longueville sur scie, ne peut pas être le même individu car la date de cette donation est estimée entre 1155 et 1189 (voir l’article spécifique).

Roger de Blovilla dans le cartulaire de la Sainte Trinité du Mont de Rouen

Il existe un Roger de Blovilla, contemporain, trouvé dans un acte de vente figurant dans le cartulaire11Achille Deville. Cartulaire de l’abbaye de la Sainte Trinité du Mont de Rouen avec notes et introduction in Collection des documents inédits sur l’histoire de France. Collection des cartulaires de France, Tome III, Paris, 1840. p 403-485 et p.442-443 pour l’acte XL et  autres occurrences de Blovilla pp,435,436,440,456,464,468. de la Sainte Trinité du Mont de Rouen et qui a été transcrit dans la base Scripta12« Acte 32 », dans SCRIPTA. Base des actes normands médiévaux, dir. Pierre Bauduin, Caen, CRAHAM-MRSH, 2010-2019. [En ligne] https://www.unicaen.fr/scripta/acte/32.en Roger de Blosseville « Roger fils de l’évêque Hugues a vendu aux moines du monastère de la Trinité de Rouen, tous ses hommes libres et ses vilains de Blosseville, Mesnil-Esnard, Neuvillette, Lescure et Eauplet ainsi que sa propre maison sise à la ville de Rouen pour 7 livres ». L’acte donne les noms des signataires, leur filiation et les témoins, dont un Ricardus de Blovilla.

Cette transcription nous semble source de confusion car le passage de Blovilla à Blosseville (qui deviendra Blosseville Bonsecours puis Bonsecours) ne remonte qu’au XVIII ème siècle13Jean Adigard de Gautries. Les noms de lieux de la Seine Maritime attestés entre 911 et 1066 (suite). Annales de Normandie, 6 ème année, N°3-4, 1956, p 223-244, Blosseville p.227. . A titre d’exemple, sur la carte de Cassini (1756-1658) ce lieu porte encore le nom de Bloville, alors que pour « notre » Blosseville, la forme est bien Bloßeville, le double ss était marqué par un Eszett.

Le manuscrit original14Cartulaire de la Trinité de Rouen : ADSM numérisées : registres des séries anciennes ; Fonds : Chartreuse de la Rose de Rouen ; cote 27 HP 1, vues 20 et 21/45. du cartulaire atteste d’une graphie bien distincte (illustration ci-dessous) de celle décrite plus haut.

« rogerius Hugonis episcopi filius » : « Roger fils de l’évêque Hugues » (ligne 1)
« sub suo dominio in blovilla » : « en son domaine de Bloville » (ligne 3)
Extrait du cartulaire de la Trinité du Mont. ADSM, 27 HP 1, vue 20. Date de l’acte (1054-1078)

Nous considérons donc, jusqu’à preuve du contraire que le Roger de cet acte se réfère à un lieu proche de Rouen (Blovilla devenu Blosseville-Bonsecours) mais qu’il ne s’agit pas du sujet de notre enquête…qui continue.

Références

  • 1
    Regesta Reglum Anglo-Normannorum : the acta of William I (1066-1087). David Bates éditeur. Clarendon Press. Oxford. 1988, 1153 p. ADSM. 942.021 BAT.
  • 2
    Pour les anglais, il est connu comme John of Avranches car il fut évêque d’Avranches (1060-1067) avant de devenir archevêque de Rouen (1067-1079)
  • 3
    David Bates. Guillaume le Conquérant. Grandes biographies. Flammarion, Paris 2022, 857 p.
  • 4
    L’orthographe des mots, noms propres et lieux a été, autant que possible, reconstituée, les majuscules ont été maintenues. Jean-François Pommeraye : Histoire de l’église cathédrale de Rouen, métropolitaine et primatiale de Normandie. Par les imprimeurs ordinaires de l’archevêque. 1686, 693p. cf p 569-70. JF Pommeraye (1617-1687) était un bénédictin de la congrégation de St-Maur, auteur de plusieurs livres consacrés à l’histoire religieuse rouennaise.
  • 5
    Pierre Bauduin. La première Normandie (IX-XI ème siècle). P.U. de Caen. 2006 (2eme ed). p 258-260/483.
  • 6
    Deux sources quasi contemporaines, De Vita Sua (autobiographie) de Guibert de Nogent (1053-1125) et la « Vita Beati Simonis comitis crespeiensis » d’un moine anonyme proposent deux versions opposées de la conversion de Simon. Pour le premier, elle fut soudaine et réactionnelle au transfert de la dépouille de son père à l’abbaye de St Arnoul à Crépy en Valois. Pour le second, ce choix fut la conclusion d’une lente maturation.
  • 7
    H. E. John Cowdrey. Count Simon of Crepy’s monastic conversion in Papauté, Monachisme et Théories Politiques. Tome 1. Le pouvoir et l’institution écclésiase. Presses Universitaires de Lyon, n1994. pp 235-266.
  • 8
    David Bates. Guillaume le Conquérant. Grandes biographies. Flammarion, Paris 2022, 857 p.
  • 9
    Orderic Vital (1075-1142). Histoire de la Normandie, Tome III, Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, par M. Guizot, Paris 1826, p 373-374.
  • 10
    Emile Réaux. L’histoire du comté de Meulan. Imprimerie Masson, 1873, p 133.
  • 11
    Achille Deville. Cartulaire de l’abbaye de la Sainte Trinité du Mont de Rouen avec notes et introduction in Collection des documents inédits sur l’histoire de France. Collection des cartulaires de France, Tome III, Paris, 1840. p 403-485 et p.442-443 pour l’acte XL et  autres occurrences de Blovilla pp,435,436,440,456,464,468.
  • 12
    « Acte 32 », dans SCRIPTA. Base des actes normands médiévaux, dir. Pierre Bauduin, Caen, CRAHAM-MRSH, 2010-2019. [En ligne] https://www.unicaen.fr/scripta/acte/32.
  • 13
    Jean Adigard de Gautries. Les noms de lieux de la Seine Maritime attestés entre 911 et 1066 (suite). Annales de Normandie, 6 ème année, N°3-4, 1956, p 223-244, Blosseville p.227. 
  • 14
    Cartulaire de la Trinité de Rouen : ADSM numérisées : registres des séries anciennes ; Fonds : Chartreuse de la Rose de Rouen ; cote 27 HP 1, vues 20 et 21/45.

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