Deux missives de 1793 aperçues un jour sur Internet, assez floues, et rapidement disparues ont inspiré cet article.1Si le détenteur actuel de ces courriers lisait cet article, nous lui serions très reconnaissants de nous autoriser à en faire une copie complète et nette. Elles parlaient de choses très ordinaires mais qui donnent un témoignage de la vie quotidienne à Blosseville au milieu de l’année 1793, année terrible aux plans politique, militaire et économique.
Ces simples lettres émanaient de la gouvernante2Le mot « gouvernante » est de nous. Il ne figure pas dans les lettres. La capacité d’écriture de la rédactrice et ses responsabilités nous ont fait penser qu’elle était plus qu’une simple domestique ou servante (comme elle s’appelle). d’une famille noble de Blosseville, qui rendait des comptes à sa patronne.
Une famille noble de Blosseville, Arnois de Captot
La famille Arnois est ancienne. Depuis le XVe siècle, ses membres, militaires ou magistrats, ont possédé des seigneuries en Normandie, entre autres à Cailleville, Reutteville et Pleine-Sève. Au XVIIe siècle Charles Arnois a acheté des terres près d’Yvetot, au village de Captot.3Les hameaux toujours existants de Grand Captot et Petit Captot sont situés dans l’actuelle commune déléguée de Veauville-les-Baons (Seine-Maritime).
Le nom Captot ensuite restera attaché au patronyme familial. En 1705, Adrien Arnois de Captot, né à Cailleville, capitaine d’infanterie puis Garde du Corps du Roi, épousa à Gueutteville-les-Grès Anne Barbe Samson, dont le père possèdait des terres à Blosseville.
Le couple s’installa à Blosseville, où leurs enfants naquirent et eux deux furent inhumés. Les descendants ont définitivement quitté la branche militaire. Leur fils Jean-Baptiste Arnois de Captot a été conseiller du Roi et auditeur à la cour des comptes, aides et finances de Normandie, fonctions qui ont conduit à l’anoblissement de la famille.5Selon certaines sources, il aurait également été bailli de la Vicomté de Blosseville.
A la génération suivante, Nicolas Arnois de Captot, né à Blosseville en 17416ADSM Blosseville 4E3087 01/1740-12/1749 Vue 37/167, s’est marié à Rouen en 17817ADSM Rouen Ste Croix-St Ouen 4E2007 01/1780-12/1781 Vue 54/73 avec Marie Catherine Jeanne Henriette Trugard de Maromme, née à Rouen en 1755.8Son père était Jean Claude Trugard de Maromme – Conseiller du Roy, Lieutenant Général de police aux bailliage, ville et vicomté de Rouen, seigneur de Saint-Martin de Maromme et autres lieux. Il a alors des fonctions éminentes de conseiller au Parlement de Normandie et Commissaire aux Requêtes du Palais.9Fonctions disparues à la Révolution avec la dissolution du Parlement de Normandie en 1790
Il est probable que le couple réside essentiellement à Rouen, mais qu’il soit régulièrement présent à Blosseville. Leur demeure à Blosseville est un manoir situé en face de l’actuelle mairie occupant, avec les granges attenantes, un terrain proche de l’intersection des actuelles rue du Fond de Tumpot et route d’Angiens. Bien que postérieur de plus de 30 ans à la période qui nous occupe ici, le cadastre napoléonien permet de situer l’emplacement du manoir et de ses dépendances.
Ce manoir ancien ne se laisse plus deviner sous les traits de l’élégant manoir que l’on voit aujourd’hui, remanié aux XIXe et XXe siècles. Il est néanmoins bien présent dans certaines parties du bâtiment actuel et ses fondations.
Situation familiale à l’été 1793
L’examen des lettres, datées de juin et juilCe manoir ancien ne se laisse plus deviner sous les traits de l’élégant manoir que l’on voit aujourd’hui, remanié aux XIXe et XXe siècles. Il est néanmoins bien présent dans certaines parties du bâtiment actuel et ses fondations.let 1793, laisse supposer qu’à ce moment :
- Le sieur Nicolas Arnois de Captot et son épouse sont à Rouen.
- Ils ont laissé certains de leurs enfants10Le couple a eu au moins 3 enfants : Claude Marthe (1782-1866), Joseph Henri Nicolas (1784- 1825) et Joséphine (1791-1807) Ils ont donc respectivement 11 ans, 9 ans et 18 mois à la date des lettres. et la gestion quotidienne de leur maison de Blosseville à leur « gouvernante », Marie Catherine Dubois.
- Celle-ci leur écrit pour donner des nouvelles et rendre des comptes sur l’emploi de l’argent qui lui a été remis.
Dans la suite de l’article, nous présenterons quelques éléments contenus dans la seule lettre de juillet, plus lisible11C’est néanmoins dans la lettre de juin qu’est évoquée la présence des enfants à Blosseville ; cette lettre a également permis de conforter la lecture de quelques mots et noms.
La destinataire de la lettre
La lettre est une feuille de papier pliée de telle sorte que la face supérieure a permis d’écrire l’adresse.
La lettre est destinée à la « bonne citoyenne Madame de Captot » Notons que les termes « bonne citoyenne » et « Madame » cohabitent ici alors que l’usage révolutionnaire a souvent fait disparaître le deuxième. Il n’aurait pas été déplacé à l’époque de dire « la bonne citoyenne de Captot », voire « la bonne citoyenne Captot ». Mais la hiérarchie sociale ne s’abolit pas d’un coup, dans les relations privées.
Madame de Captot habite donc 36 rue d’Elbeuf dans le faubourg Saint Sever à Rouen, sur la rive gauche de la Seine. Ce quartier s’est transformé au XVIIIe siècle en accueillant de nombreuses faïenceries.
L’expéditrice de la lettre
La lettre a été signée Marie Catherine Dubois qui n’omet pas de se qualifier également de bonne citoyenne, selon le nouvel usage.
Avant la signature, la formule de politesse « avec toute l’affection possible, votre très humble obéissante servante », semble traduire le double aspect de la relation de la gouvernante avec Madame de Captot, à la fois proche et déférente.
Le lieu et la date d’envoi de la lettre
La lettre a été écrite à Blosseville le 22 juillet 1793. Le calendrier républicain, même s’il débute au 22 septembre 1792 (1er vendémiaire an I), n’entrera en vigueur que le 6 octobre 1793 (15 vendémiaire an II).
Le contenu de la lettre
Cette lettre est un « mémoire », un relevé de comptes. Il détaille les sommes reçues par la gouvernante et les emplois qu’elle en a fait. Le document débute ainsi : « Madame voilà mon mémoire »…
…et se termine par : « Madame je vous prie de me croire ».
Dans le corps de la lettre, figurent la description et le montant de différentes recettes ou dépenses.
Voici l’exemple du début de ces comptes :
On notera que les sons « s » sont écrits « ch » (chabos pour sabots14Nous avons transcrit chabos en sabots bien que l’expression « 13 sous de sabots » apparaisse étonnante ; nous avons néanmoins conservé cette interprétation car dans la lettre de juin, il est question d’une paire de « chabos »., fichelle pour ficelle), conformément sans doute à la prononciation de ces mots par la rédactrice.
Les informations données par la lettre
L’exposé des comptes par la gouvernante renseigne sur ses dépenses en biens ou services. Elle achète de l’étoffe et des sabots, des plantes cultivées (trèfle, blé avoine) et divers aliments. Elle fait faire la lessive et cercler le blé.
Quelques indications de prix sont données :
- Une génisse 20 livres
- Un boisseau de blé 5 livres
- Une livre de beurre 1 livre 5 sous
- Une douzaine d’œufs de 14 à 20 sous
- Une paire de sabots 13 sous
- Faire une lessive 12 sous
Mais surtout, la lettre montre les relations que Marie Catherine Dubois entretient avec d’autres villageois, notables (Maître Jean Beuzebosc15Jean Beuzebosc a été parmi les cinq officiers municipaux élus à la première élection de février 1790) ou non (les fermiers de Mr de Captot ou leurs enfants – Toine et Colinet16Peut-être Nicolas Bachelet, couvreur en chaume, filleul de Nicolas Arnois de Captot Bachelet – , Blin, le gros, l’épicière Fortin ou le mercier Dufour etc.).
Les appellations de quelques personnes sont à relever.
Ainsi les surnoms de certaines femmes sont formés à partir du nom de leurs maris : la Fortine, femme d’Adrien Fortin ou la Maçonne, femme de Jacques Maçon.
Le gros apparaît à plusieurs reprises également comme un substantif (« j’ai reçu du gros ») mais ce pourrait être un dénommé Legros. Cet homme est un débiteur de Mr Arnois de Captot car il remet de l’argent à la gouvernante ; il souhaite également lui louer des terres.
Au terme du compte fait par Marie Catherine Dubois, elle explique à sa patronne avoir avancé 1 livre 19 sous.
On glane également dans ce courrier des indications sur les pénuries rencontrées à l’époque puisqu’en post-scriptum, la gouvernante demande à Madame de Captot de lui envoyer de l’orge ou de l’avoine ou du sarrasin.
Nous avons donc ici un aperçu d’une vie domestique blossevillaise en 1793.
Que sont devenus les protagonistes ?
Madame Arnois de Captot
Dans l’une des deux lettres de l’été, la gouvernante souhaitait une meilleure santé à sa patronne mais celle-ci mourut six mois plus tard. Le quintidi de la troisième décade de frimaire an II de la République (15 décembre 1793), la citoyenne Marie Catherine Jeanne Henriette Captot femme Arnois (sic) est décédée en son domicile 36 rue d’Elbeuf quartier de l’Égalité (ex-Saint Sever) à Rouen17ADSM Rouen 3e quartier 4E2293 21/11/1793-21/09/1794 Vue 08/135. En six mois, le calendrier et le nom du quartier avaient été changés.
Monsieur Arnois de Captot
Nicolas Arnois de Captot , qui désormais « vit de ses biens » a sans doute continué de s’impliquer dans la vie publique. Il sera l’un des très rares normands à ne pas voter oui au plébiscite sur le consulat à vie de Napoléon Bonaparte en 1802. Il était conseiller municipal lors de son décès à Blosseville en 181618ADSM Blosseville 4E6442 01/1816-12/1817 Vue 23/49.
Le manoir de Blosseville est resté propriété de la famille jusqu’en 1876, date de son achat par le futur maire Paul de Visme.
Marie Catherine Dubois
Personnage central de cette histoire en tant que rédactrice des lettres, nous ne connaissons d’elle que cet épisode de 1793. Nous ne savons pas qui elle était, d’où elle venait ni ce qu’elle est devenue.
Son histoire reste à découvrir !
Références
- 1Si le détenteur actuel de ces courriers lisait cet article, nous lui serions très reconnaissants de nous autoriser à en faire une copie complète et nette.
- 2Le mot « gouvernante » est de nous. Il ne figure pas dans les lettres. La capacité d’écriture de la rédactrice et ses responsabilités nous ont fait penser qu’elle était plus qu’une simple domestique ou servante (comme elle s’appelle).
- 3Les hameaux toujours existants de Grand Captot et Petit Captot sont situés dans l’actuelle commune déléguée de Veauville-les-Baons (Seine-Maritime).
- 4De gueules à un chevron d’argent accompagné en pointe d’un casque du même grillé d’or
Source : Armorial général de France. Vol. 21 Normandie dressé en vertu de l’édit de 1696 par Charles d’Hozier, accessible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k110594k/f289.item - 5Selon certaines sources, il aurait également été bailli de la Vicomté de Blosseville.
- 6ADSM Blosseville 4E3087 01/1740-12/1749 Vue 37/167
- 7ADSM Rouen Ste Croix-St Ouen 4E2007 01/1780-12/1781 Vue 54/73
- 8Son père était Jean Claude Trugard de Maromme – Conseiller du Roy, Lieutenant Général de police aux bailliage, ville et vicomté de Rouen, seigneur de Saint-Martin de Maromme et autres lieux.
- 9Fonctions disparues à la Révolution avec la dissolution du Parlement de Normandie en 1790
- 10Le couple a eu au moins 3 enfants : Claude Marthe (1782-1866), Joseph Henri Nicolas (1784- 1825) et Joséphine (1791-1807) Ils ont donc respectivement 11 ans, 9 ans et 18 mois à la date des lettres.
- 11C’est néanmoins dans la lettre de juin qu’est évoquée la présence des enfants à Blosseville ; cette lettre a également permis de conforter la lecture de quelques mots et noms.
- 12source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53027761t#
- 13A noter que le symbole de la livre (unité monétaire ou de poids) est en fait un H à la barre horizontale plus longue, comme il est écrit dans la lettre
- 14Nous avons transcrit chabos en sabots bien que l’expression « 13 sous de sabots » apparaisse étonnante ; nous avons néanmoins conservé cette interprétation car dans la lettre de juin, il est question d’une paire de « chabos ».
- 15Jean Beuzebosc a été parmi les cinq officiers municipaux élus à la première élection de février 1790
- 16Peut-être Nicolas Bachelet, couvreur en chaume, filleul de Nicolas Arnois de Captot
- 17ADSM Rouen 3e quartier 4E2293 21/11/1793-21/09/1794 Vue 08/135
- 18ADSM Blosseville 4E6442 01/1816-12/1817 Vue 23/49